Cher journal, j’ai décidé de t’écrire. Peut-être seras-tu incomplet, écrit à la va-vite, peut-être resteras-tu inachevé, mais tu seras sincère, c’est ce que je réclame ce soir.
J’ai lu le journal intime de Sarah. Bien évidemment, je n’aurai pas dû. Mais je l’ai trouvé, sans même le chercher, et je n’ai pas pu le reposer sans satisfaire ma curiosité. Ses mots sont pleins d’amertume, je comprends qu’elle a beaucoup de choses à dire, à prouver, que l’écriture est un exutoire à sa peine. Ai-je, moi-même, vraiment besoin de cela ? Ne serait-ce pas une perte de temps ? Je m’étais préparée à travailler, j’allais rentrer chez moi, mais j’ai lu ce journal, et cela m’a inspirée. Ce qui est angoissant, c’est l’idée que je suis habituellement inspirée par de la grande littérature et grands auteurs. Peut-être n’ai-je d’ailleurs pondu rien de bien fracassant en voulant les imiter. Aujourd’hui, étant inspirée par Sarah, qui n’est autre –appelons un chat un chat- qu’une fille des cités en manque d’amour et d’éducation, je risque de frôler le seuil de la nullité littéraire, mais je ne dis pas cela contre elle. Je dis cela contre les passions qui m’habitent, car on ne fait rien de bon lorsqu’on utilise sa passion comme un moteur. Par passion, j’entends évidemment tous les sentiments qui dépassent la raison, et en l’occurrence, celui que je ressens actuellement est le désarroi, le trouble face à la douleur qu’a connu cette fille et que je n’ai jamais connue, du moins pas cette forme de douleur, physique, absurde, celle de la drogue, de la bagarre, du squat et des dettes financières, et du manque d’amour. Cependant, qui peut affirmer aujourd’hui qu’il est suffisamment aimé ? J’ai tendance à croire que je ne le serai jamais assez. Les gens qui nous aiment s’en vont, ils finissent par mourir ou par perdre la tête, et si ce n’est pas le cas, c’est qu’ils nous oublient. Même un amour infini doit mourir, lorsque vient la mort de l’un des êtres aimés. L’autre continue à aimer, mais il ne l’est plus en retour. Peut-être alors devrions nous cesser d’aimer les gens qui ne nous aiment plus, parce qu’ils ne sont plus là ou parce qu’ils nous ont oublié.
Je devrai dire plus souvent « je ». Auparavant, je me plaignais de le dire trop souvent. Mais aujourd’hui je me rends compte que mes « je » ne sont que rhétorique. Je n’utilise jamais « je » pour dire la vérité, j’invente sans cesse, malgré mes efforts pour me concentrer sur mes récits autobiographique, je ne peux pas m’arrêter de fantasmer, d’imaginer, et de laisser ma plume divaguer entre mensonges et réalités.
Je n’ai jamais cessé d’aimer les gens qui m’ont craché à la figure. Kevin, Gaëtan, je les aime encore, et j’affectionne aussi tant de personnes qui m’ont déçues, et j’ai même l’impression d’être amoureuse de tous les hommes qui passent dans ma vie alors que je les déteste en vérité. Donc, je pourrais me sentir lâche, mais je me sens simplement seule, assez peu difficile avec les hommes pour croire que j’ai besoin de leur présence dans ma vie même s’ils ne me correspondent pas. J’ai même pas peur de jouer un rôle avec eux, de tricher avec eux, juste pour être à leurs côtés. Je pourrais passer mes journées à leur mentir, à vivre une double vie, pour être aimée doublement. Je vais même finir par chercher l’amour au fond des poubelles.
Tout à l’heure, en marchant dans la rue, j’écrivais déjà ce journal dans ma tête. Je voyais les pauvres putes de la rue Sénac et je ne savais pas si je devais leur sourire. J’avais envie de tirer une tronche d’enterrement mais je n’ose jamais. Parfois je me force à être désagréable. J’ai l’impression d’être juste trop gentille avec les gens. Avant, c’était le bonheur que j’avais en moi que je transmettais. Maintenant, je ne me sens plus suffisamment heureuse pour partager.
Certains sont si sûrs d’eux, j’ai l’impression qu’ils ont confiance en leur avenir parce qu’ils ne se laissent pas le choix. Moi, je me laisse un peu trop le choix. Je calcule sans cesse des plans B parce que je suis lâche. J’ai même peur de réussir ! Peur de me démarquer, d’être celle que je suis. Car je ne cesse de me dire que je suis intellectuellement différente. Trop mature pour le monde qui m’entoure. Mais personne ne s’en rend compte, je ne cesse de le cacher, quand dans ma tête les pensées défilent à toute vitesse, j’ai appris à avoir les yeux vides, le regard indifférent, l’air bovin. Je ne me sens bien dans aucune image que je donne de moi. La seule que j’aime, c’est celle que je lis dans les yeux d’un homme qui m’aime. Et il y en a eu. Je ne vis que pour séduire. Oui, mais séduire sans aimer. Je veux être aimée, j’en ai besoin. Mais je ne veux pas aimer, l’amour est une telle souffrance, je suis trop fragile pour affronter une telle chose, si jeune (j’ai 20 ans, ce n’est pas jeune, mais je suis encore un poussin dans sa coquille, je sais, je sens en moi, la nécessité de me protéger. Il n’est pas encore temps). Alors je finit par repousser ces hommes qui m’aiment et dont j’ai tant besoin. Si je m’étais nourrie de tout cet amour que les hommes m’ont tendu, je serai obèse à l’heure qu’il est.
Je dis la vérité. Cela est si rare, que j’allume mon ordinateur pour écrire des mots qui me concernent directement, et pour les dire à cœur ouvert… D’habitude, je m’égare toujours avec les histoires des autres. Je n’écoute pas beaucoup les gens quand ils me parlent, je préfère quand ils m’écoutent. Mais quand vient le moment du bilan secret que je dresse dans ma tête, j’ai retenu quelques phrases qu’ils m’ont dites, alors je me permets d’inventer le reste de la conversation pour ma collection de souvenirs personnels. Voilà, j’ai dérivé. Ca, ce n’est pas vrai. J’aime écouter les gens. Mais j’ai plus souvent besoin de parler.
Tout à l’heure, j’ai eu envie d’appeler Guillaume pour lui dire ce que j’avais lu dans le journal de Sarah. En fait, je n’ai pas osé. J’ai peur qu’il considère que je suis une pleureuse, la meuf qui vient se blottir dans ses bras dès que la vie lui fait un peu mal. Si seulement il m’avait connue il y a quelques années. Parfois, j’ai envie que les gens connaissent ma vie d’avant. J’ai même envie de la leur faire vivre, de les plonger dedans et de leur dire « maintenant, essayez de vous en sortir ». Je ne le leur raconterai jamais, car je sais qu’ils ne me croiraient pas, ou alors ils penseraient que j’en rajoute, ce qui serait sans doute un peu vrai car j’en rajouterai. Et à quoi bon le dire ? J’ai vécu des drames ponctuels dont je me suis remise, tandis que certains vivent des drames perpétuels. Gaëtan, sa vie est un petit drame de A à Z. Je voudrais l’aider, l’aimer, mais je ne suis pas assez solide pour lui donner tout ce dont j’ai besoin sans qu’il puisse me le rendre en retour. Ils croient tous que je suis aidée, entourée, que j’ai de la force. J’en avais quand j’en ai eu besoin, c’est vrai. Ils me prennent pour une nantie qui a toujours tout eu, une fille qui n’a jamais eu à se battre. Et je ne veux pas détruire cette image qu’ils ont de moi, parce que cela m’aide à oublier que ce n’était pas le cas. Je veux devenir la personne qu’ils ont l’impression que je suis. Née sous une bonne étoile. Ca, c’est tout à fait vrai. Sinon, comment expliquer que j’ai eu autant de volonté, que je m’en sois sortie seule, sans l’aide de personne. Juste moi et ma conscience, on a lutté contre tous les obstacles, on a tout vaincu. C’est pour cela qu’aujourd’hui, j’ai l’impression que rien n’est gagné. Comme si je portais en moi un souvenir cuisant de l’échec. Comme si, d’un moment à un autre, je pouvais replonger comme un vieux toxicomane. Comme si la déprime était une drogue facile, ma facilité à moi, mon plan B pour faire l’autruche si la vie ne me le permettait pas, si je n’étais pas suffisamment malheureuse, ni suffisamment heureuse. Un légume incapable dans un entre-deux, dans un semblant de vie.
Je vais fermer mes volets.
Quand je regarde les fenêtres d’en face, j’ai l’impression que le visage de mes voisins est flouté. C’est comme si je regardais une émission télévisée sur des témoins capitaux d’une affaire criminelle dont on aurait masqué les visages et transformé les voix. J’ai peur d’être vieille dans ma tête. Les gens qui m’ont bien connue savaient que j’étais âgée avant l’heure. Maintenant, personne ne me connaît plus suffisamment pour le penser.
Chez les voisins, tout est dément, incongru, inopportun. Exemples : Pourquoi un tel carrelage, pourquoi des murs rouges, pourquoi une table en plein milieu, et pourquoi, pourquoi, pourquoi, et pourquoi avoir repeint cette façade, cela coute cher, n’est pas la priorité, et cetera (les gens ne savent pas l’écrire alors ils écrivent souvent « etc ». Moi mes enfants feront du latin, et je demande dès à présent le divorce à leur père qui à l’instant même où je prononce ces mots est quelque part sur terre en train de pester contre le latin et se jure que ses enfants n’auront pas à le subir. Ah non, j’oubliais, mon futur mari & la trentaine actuellement. Oui, il paraît. C’est ce que m’ont dit mes parents. « Ton mari sera forcément plus âgé que toi, tu ne pourras jamais supporter l’immaturité des hommes de ton âge ». Ils ont raison. J’ai l’impression que, grâce à eux, je sais la vie. J’ai vingt et j’ai déjà eu 2 enfants, 23 divorces, 40 amants, j’ai déjà connu la mort de mes proches et l’abandon des amis, la trahison, la solitude, la déception, j’ai déjà fini mes études, je suis déjà sortie mille fois du cocon familial, revenue 400 fois pleurer dans les bras de mes parents, eu des projets fous pleins la tête, égaré certains en route, j’ai vécu des bonheurs et de la tourmente, j’ai connu la tour Effel illuminée mais aussi les nouvel ans en solitaire au travail et sans personne à appeler, j’ai déjà connu la douleur du travail, celle d’avoir un patron puis celle de diriger, je sais déjà que mes supérieurs sont des cons et que mes inférieurs sont aussi des cons, je sais que le monde est cruel, qu’il faut se méfier de tout, de toutes, et j’ai pris peur bien trop tôt. Je suis sortie de mon école d’avocat quand j’avais 5 ans et demi, et je souffre d’imaginer le regard idiot de mes amis essayant de comprendre cette métaphore des plus simples, qui signifie que n’avait déjà plus rien à apprendre à cet âge là parce qu’on m’avait tout raconté).
Revenons-en à mes voisins. J’ai vue sur leur lit. Parfois, ils s’enlacent avec leurs jambes et leurs pieds, sur le matelas posé à même le seul. Ca donne un look « étudiant », de faire l’amour par terre. Ils finissent même parfois par tirer les rideaux, et je les image s’envoyer en l’air moi qui suis chaste jusqu’au fin fond de mon cœur. L’acte d’amour est pour moi un acte si violent, si barbare. J’ai l’impression qu’il s’agit d’un viol, d’une violation de domicile, d’un acte vulgaire et sommaire. Se faire déflorer, c’est un crevaison, un acte héroïque et plein de sang. Voilà la beauté suprême de la chose. Il faut choisir son tortionnaire, et lui offrir son corps, c’est lui ordonner de nous faire le mal pour notre bien. Voilà, je m’offre à toi comme je m’offre à la souffrance, voici mon corps, enfonce toi en lui et dérange toutes ces choses qui n’attendaient que ton passage, fais ton cambriolage, viens tout casser, pose tes empreintes et ne laisse pas ta scène de crime indemne, je veux que ton corps ne m’oublie jamais, je t’aime.
Mais il faudrait être bien fou pour continuer à vivre sa vie à travers un écran. Les mots doivent nous aider à la vivre, et non pas nous empêcher de la vivre. On ne doit pas s’y réfugier, on doit s’y reporter. Sur ce, j’ai une vie qui m’attend avec impatience. Au revoir.